Le « Boomerang probatoire » : quand le droit à la preuve se retourne contre son auteur

Le contentieux probatoire peut parfois réserver des effets inattendus. L’expression de « Boomerang probatoire » désigne ces situations où une partie, en croyant consolider sa position par la production d’un élément de preuve, se voit finalement sanctionnée pour avoir méconnu les principes fondamentaux du procès équitable : loyauté, impartialité, contradictoire. La preuve, censée servir sa cause, devient alors un facteur de fragilisation de son argumentation — voire un élément déterminant dans l’échec de sa stratégie judiciaire, et cela coûte très cher.

L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 12 février 2025, à propos de constats d’huissier établis dans un contexte de révocation de gérante, en est une illustration parfaite. Il démontre que, si le droit à la preuve est aujourd’hui élevé au rang de droit fondamental, il n’échappe pas à un strict contrôle de proportionnalité et de loyauté. Et que mal utilisé, ce droit peut se retourner contre son titulaire.

Mme V, associée et gérante d’une SARL, est révoquée de ses fonctions le 29 juillet 2019 par les deux autres associés. Le même jour, ces derniers mandatent une étude d’huissiers pour effectuer des constats, notamment sur l’activité d’une société concurrente et sur le poste informatique de Mme V.

Quatre constats sont dressés entre juillet et décembre 2019. Parmi les constats :

  • Captures d’écran sur une plateforme concurrente,
  • Données du poste informatique de Mme V,
  • État des lieux et datation de documents.

Or, l’étude mandatée compte parmi ses associés le frère du nouveau gérant nommé le jour même. Aucun élément ne justifie l’urgence ou la nécessité d’écarter une procédure contradictoire. L’objectif était clairement de se constituer des preuves dans une logique purement unilatérale, hors des garanties de l’article 493 du Code de procédure civile.

La Cour de cassation rappelle que le droit à la preuve, reconnu comme fondamental par l’arrêt Ass. plén., 22 décembre 2023, n’est ni absolu ni illimité. Sa mise en œuvre doit respecter un équilibre avec les autres droits fondamentaux, dans le cadre d’une procédure équitable. Le juge doit apprécier si la preuve, bien qu’obtenue sans respect du contradictoire, est indispensable et proportionnée au regard des droits en présence. En l’espèce, la Cour valide l’analyse de la cour d’appel : les conditions d’obtention des constats portent une atteinte excessive au caractère équitable de la procédure. Les constats sont donc écartés.

Au-delà des principes, l’arrêt met en lumière les conséquences très concrètes d’une mauvaise stratégie probatoire :

  • Quatre constats d’huissier payés par la société,
  • Cinq années de procédure pour se voir dire, en 2025, qu’ils sont irrecevables, notamment le coût des cabinets d’avocats mobilisés pour près de cinq années de procédure, entre première instance, appel, et pourvoi en cassation. Il s’agit là d’un contentieux à forte intensité stratégique, qui implique nécessairement des prestations longues, techniques, et donc coûteuses.
  • Enfin, la condamnation au fond de la société Oxy-Aisne-Intérim à plus de 200 000 € et le débouté de ses demandes reconventionnelles (notamment pour concurrence déloyale), directement liée à l’écartement des constats. En l’absence de preuve recevable, les griefs formulés contre Mme V s’effondrent.

L’arrêt souligne avec force que préconstituer une preuve n’est pas un acte purement technique. Il s’agit d’une démarche juridique complexe, qui suppose une évaluation :

  • des risques de contestation,
  • de la nature de l’élément probatoire,
  • et surtout, de la méthode employée pour l’obtenir.

Il est donc indispensable de s’entourer d’un conseil juridique expérimenté dès les premières étapes d’un litige. Un avocat saura orienter la stratégie probatoire en respectant les exigences de loyauté, de neutralité et de contradictoire. À défaut, le justiciable s’expose à ce que la preuve produite avec empressement se retourne contre lui, en lui coûtant temps, argent, et crédibilité procédurale.

L’arrêt du 12 février 2025 rappelle une vérité fondamentale : le droit à la preuve n’est pas un joker procédural. Il doit être manipulé avec précaution, dans un cadre loyal et équitable. À défaut, les juges n’hésitent plus à sanctionner ce qui s’apparente à une instrumentalisation de la procédure, même lorsque la preuve semble matériellement pertinente. Dans une ère où le contentieux probatoire devient de plus en plus technique, le rôle du conseil juridique devient central, pour éviter que le droit à la preuve ne devienne un boomerang contentieux.

Référence : Cass. com., 12 février 2025, n° 23-18.415, publié au Bulletin

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